Plus de 190 000 femmes sont aujourd’hui inscrites au registre du commerce, un essor silencieux mais décisif pour la transformation sociale et économique du pays.
L’Algérie, faut-il le souligner, figure parmi les pays d’Afrique du Nord les plus avancés en matière d’accès légal à la création d’entreprise pour les femmes. Le dernier rapport Women, Business and the Law 2024 de la Banque mondiale le confirme : l’environnement juridique algérien reconnaît pleinement le droit des femmes à entreprendre, emprunter et innover.
Mais au-delà des textes, la réalité sociale parle d’elle-même. Selon cette même institution, jusqu’à 90 % des revenus générés par les femmes sont réinvestis dans leur famille, leur quartier et leur communauté, contre environ 30 à 40 % pour les hommes. Chaque boutique ouverte par une femme devient ainsi un moteur discret du développement local : les enfants mangent mieux, poursuivent leur scolarité, les voisines osent davantage et le tissu social se renforce. Chaque femme commerçante devient ainsi une actrice du développement social, bien au-delà de sa propre entreprise. Son activité dépasse la simple transaction économique pour devenir un vecteur d’équilibre, d’éducation et de cohésion. Derrière chaque enseigne féminine, il y a un foyer qui s’épanouit.
Un impact social concret
Les chiffres du Centre national du registre de commerce (CNRC) témoignent de cette progression. En cinq ans, 32 761 nouvelles commerçantes ont été enregistrées dans diverses activités économiques, soit une croissance de 20,5 %. Le nombre de femmes commerçantes est passé de 159 807 fin 2019 à 192 568 à la fin février 2024. Elles représentent désormais 8 % du total des commerçants en Algérie, estimés à 2 308 181. Parmi elles, 175 556 sont inscrites comme personnes physiques et 17 012 comme personnes morales, c’est-à-dire gérantes d’entreprises. Le profil dominant reste celui de la commerçante indépendante, souvent engagée dans la distribution de produits de première nécessité ou de services de proximité. Ce tissu entrepreneurial féminin, longtemps sous-estimé, révèle aujourd’hui un potentiel considérable pour l’économie nationale.
La distribution et les services en tête
Selon les données du CNRC, 48,2 % des femmes commerçantes exerçant à titre individuel sont actives dans la distribution au détail, soit plus de 90 000 d’entre elles. Viennent ensuite les services (40 %), la production de biens (8,5 %), la distribution en gros (3 %), l’artisanat (0,14 %) et enfin l’exportation (0,05 %)
Chez les femmes cheffes d’entreprise, la tendance est légèrement différente : 40 % d’entre elles dirigent des sociétés de services, 27 % travaillent dans la production de biens, 11 % dans l’importation pour la revente, 10 % dans la distribution en gros, 8 % dans le commerce de détail, 1,5 % dans l’exportation et près de 1 % dans l’artisanat. Ces chiffres traduisent une diversification croissante des activités féminines. Si le commerce du détail reste une porte d’entrée privilégiée, les secteurs de la consultation, des études techniques, de la communication ou encore du bâtiment attirent de plus en plus de femmes diplômées ou techniciennes.
Les activités les plus dynamiques
Le commerce alimentaire arrive en tête des activités exercées par les femmes commerçantes indépendantes (17,4 %), suivi du prêt-à-porter, des bijoux et des produits de beauté (10,2 %). Les services liés à l’hébergement et à la restauration représentent 6,9 %, tandis que les transports et activités annexes atteignent 6,3 %. Viennent ensuite le commerce d’articles de sport, de matériel de bureau ou artistique (6,2 %) et la vente de mobilier et d’équipements domestiques (4,3 %). Chez les gérantes d’entreprises, les bureaux d’études et de conseil arrivent en tête (8,6 %), suivis par la production et les travaux publics (8,2 %), les activités culturelles, médiatiques et de divertissement (6,4 %), ainsi que le transport et la location de matériel professionnel (environ 3 % chacun).
Ce panorama montre que les femmes ne se limitent plus aux métiers dits « traditionnels ». Elles investissent de nouveaux espaces économiques, souvent technologiques ou à forte valeur ajoutée, avec une approche pragmatique et innovante.
Une croissance silencieuse mais déterminée
Le commerce féminin, en croissance de plus de 20 % en cinq ans, ne relève pas d’un phénomène passager. C’est un mouvement durable, porté par des femmes de tous horizons, de toutes régions et de toutes générations. Dans les rues d’Oran, d’Alger, de Constantine ou de Tamanrasset, elles tiennent boutique, dirigent des salons, créent des bureaux d’études ou transforment leur cuisine en atelier de production. Dans l’alimentaire, la mode, la cosmétique ou la restauration, elles façonnent un visage plus résilient et plus humain de l’économie algérienne. Elles ne sont que 8 % des commerçants, mais ces 8 % pèsent lourd. Par leur détermination, leur sens du collectif et leur capacité d’adaptation, elles redessinent peu à peu la carte du commerce national.
Stratégies d’adaptation et entrepreneuriat local
Les femmes entrepreneures ont dû apprendre à naviguer dans un environnement souvent contraignant. Face à la saturation de certains marchés locaux, elles ont choisi d’innover, de diversifier leur offre, de miser sur la qualité ou sur la personnalisation de leurs produits.
Pour surmonter les barrières socioculturelles, beaucoup ont investi les réseaux sociaux pour vendre, communiquer et s’entraider. D’autres ont impliqué les membres de leur famille, notamment les hommes, dans la gestion ou la logistique de leurs entreprises. Certaines encore ont choisi d’installer leurs activités dans des espaces collectifs où la présence féminine est mieux acceptée.
Cette stratégie d’adaptation, souvent intuitive, repose sur un équilibre subtil entre tradition et modernité : plutôt que d’entrer en conflit avec les normes locales, ces femmes les contournent, les redéfinissent à leur manière et ouvrent des voies nouvelles pour les générations suivantes.
Un développement encore freiné par l’informel
Cependant, une grande partie de cet entrepreneuriat féminin reste cantonnée au secteur informel. Beaucoup d’activités se développent en marge des dispositifs publics d’appui, souvent trop complexes ou inaccessibles pour les petites structures. L’accès au financement, à la formation et aux marchés reste limité. Pourtant, c’est dans ce secteur non structuré que s’exprime la vitalité la plus forte : celle d’une économie féminine de proximité, ancrée dans les réalités locales, créative et solidaire. Le défi des prochaines années sera de mieux relier ces initiatives à l’économie formelle, en offrant à ces femmes les outils et la reconnaissance nécessaires pour franchir une nouvelle étape dans leur développement.
Une économie au féminin pluriel
Du souk traditionnel aux enseignes modernes, le commerce au féminin s’impose aujourd’hui en Algérie comme une force discrète mais déterminante de la vie économique et sociale. Il révèle un modèle de croissance fondé sur la solidarité, la résilience et la réinvention quotidienne. Plus qu’une simple évolution économique, c’est un changement de paradigme : celui d’un pays où les femmes ne se contentent plus de participer à la vie économique, mais contribuent activement à la transformer. Elles ne réclament pas une place, elles la prennent – calmement, efficacement, durablement. Et ce faisant, elles redessinent le visage de l’économie nationale, à la fois plus inclusive, plus ancrée et plus humaine.
Par : Aly D












