Il y a un an tout juste l’Algérie perdait un de ses valeureux Moudjahid, initiateur de l’appel du 19 mai 1956, membre du GPRA, ministre en l’Algérie indépendante et fonctionnaire international, Lamine Khène. A l’occasion de la commémoration de sa disparition, son fils, le poète Amin Khan lui consacre un livre de témoignages publié par les Editions Chihab, Alger. Kitouni Hosni en donne une brève présentation
Peut-on raconter son propre père, surtout si on l’a perdu emporté par la mort, toujours surprenante quand elle nous prive d’un être cher ? Et peut-on raconter un père prestigieux, quand il est entouré d’une telle aura ? Et raconter quoi ? Par quel angle aborder ses multiples vies qui au fond n’en font qu’une, celle d’un homme au parcours exceptionnel, guidé par le seul intérêt du pays et le souci constant du service public. On craint alors, résumant ces parcours, d’en oublier l’essentiel. Et qu’est-ce que l’essentiel pour une vie d’homme ?
Je crois qu’Amin Khan s’est posé ces questions quand est venu moment de prendre sa plume pour évoquer son père, Lamine Khène, décédé voilà tout juste une année, à l’âge de 89 ans. Il s’est posé ces questions et, sans doute par humilité, il a préféré ne pas y répondre en personne, préférant donner la parole à ses compagnons, ses amis, ses collaborateurs ou simplement à des témoins.
Voilà donc la matière de ce livre qui vient de sortir aux Éditions Chihab, sous le titre sobre, blanc sur noir : Lamine Khène. Les contributeurs sollicités viennent de divers horizons, ils appartiennent à des générations différentes et connaissent Lamine Khène soit pour l’avoir côtoyé durant de longues années, soit parce que les circonstances et ses multiples activités les ont appelés à sa rencontre. Le choix de l’auteur a été bien sûr drastiquement restreint en raison de la disparition de nombreux amis et proches de Lamine Khène. « Parmi les personnes sollicitées pour le présent hommage, écrit l’auteur, et qui ont accepté avec un enthousiasme sincère, ému et chaleureux, d’apporter leur témoignage malgré leur grand âge et leur état de santé, figurent deux amis de mon père, Ali Yahia Abdenour (18 janvier 1921 – 25 avril 2021) et Ahmed Mestiri (2 juillet 1925 – 23 mai 2021), l’un et l’autre à leur tour disparus seulement quelques mois après lui ». Malheureusement, souligne encore l’auteur, le cercle des proches de Lamine Khène, ceux qui ont milité et travaillé avec lui « continue de se réduire, naturellement bien sûr, mais néanmoins toujours de façon dramatique, car s’il est naturel de mourir tôt ou tard, il n’en demeure pas moins que toute mort est une tragédie. »
Nonobstant ce manque, le livre rassemble des contributions d’un immense intérêt venant de personnalités et d’horizons différents. Par un souci de scrupuleuse reconnaissance l’auteur a porté sur la couverture du livre leurs noms, il s’agit de Messaoud Ait Chaalal, Boukhalfa Amazit, Mohammed Benblidia, Abdelouahab Benyamina, Abdelmadjid Chiali, Sid Ahmed Ghozali, Mohammed Seghir Hamrouchi, Abdenour Keramane, Sadek Keramane, Hosni Kitouni, Mohamed Kortbi, Nicolas Sarkis et Gérard Latortue.
Dans une introduction de haute facture, Amin Khan retrace le parcours de son père depuis Collo, où il est né le 6 mars 1931 et où il repose désormais, en suivant pas à pas les grandes étapes de sa vie qui l’aura mené aux quatre coins du monde. « Fils de Mohamed, Aoun au tribunal musulman de Collo et de Yasmina, une femme dont la constante bonne humeur éclaire le foyer, Lamine Khène rejoint l’école coranique et ensuite l’école indigène où il effectue ses études primaires ». Hasard de l’histoire, cette école est dirigée par « le charismatique Mr Grégoire, le père de Colette, la future Anna Gréki (1931-1965), militante et poète qui a éclairé de ses vers flamboyants notre lutte de libération nationale.
L’année 1945, on s’en rend bien compte aujourd’hui, a représenté pour nombre de jeunes Algériens un moment de rupture définitive avec le réformisme politique. Comme Kateb Yacine (1929-1989) et beaucoup d’autres, c’est cette année-là, après les tragiques évènements de Sétif, Guelma et Kherrata que Lamine Khène rejoint le PPA. « La cérémonie d’adhésion au Parti consiste essentiellement à prononcer le serment de servir la Patrie et le Parti, la main droite sur le Coran et la main gauche tenant le portrait de Messali. C’est Saïd Saidi qui le reçoit au sein du Parti dont la cellule lycéenne est sous la responsabilité de Boualem Benyahia, le frère aîné de Mohamed Seddik Benyahia ». Magnifique compagnonnage qui va donner une empreinte forte à ses engagements futurs.
Après avoir obtenu son Bac Philo, Lamine Khène choisira de faire des études de médecine à l’Université d’Alger. Il milite au sein de l’AEMAN et en milieu étudiant en général, il sera ensuite l’un des fondateurs de l’UGEMA. Au printemps 1955, il rencontre Abane Ramdane à Alger et ainsi rejoint le FLN.
Le nom de Lamine Khène reste attaché au 19 mai 1956. L’assemblée générale des étudiants présents à Alger qu’il préside ce jour-là, décide de la grève des cours et des examens. Sadek Keramane, un des participants à cette réunion la définit comme « la réunion générale des étudiants qui devait décider des mesures à prendre pour montrer au gouvernement français et surtout à l’opinion internationale que les étudiants et les intellectuels algériens étaient engagés dans le combat pour l’indépendance de notre pays. » On connait la suite, les étudiants rejoignent en masse les maquis !
Dans ses mémoires, Lakhdar Bentobbal décrit ce qu’a représenté pour les gens de cette génération l’engagement politique. Si pour certains, dit-il, s’engager pour la cause nationale c’était accepter d’aller en prison, à partir de 1945, l’engagement véritable signifiait accepter de mourir pour la patrie. Il n’y a pas meilleure description de ce que l’on pourrait appeler le « moment de rupture » dans le cycle révolutionnaire. L’histoire de notre pays en compte au moins un, essentiel, c’est la période 1945-54. Elle représente l’apogée du militantisme partisan dans ses versions nationaliste et réformiste. Les massacres du 8 mai, l’échec des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML), l’obstination maladive des colons à refuser toute espèce de réforme, mettaient les politiques en contradiction avec leurs propres projets. La lutte politique dans le cadre prescrit par le système colonial ne pouvait plus faire avancer la revendication d’indépendance, il fallait rompre avec les habitudes, les mentalités, les pratiques partisanes pour passer à autre chose.
Le mérite de la génération de Lamine Khène et des hommes du 1er novembre est de l’avoir compris de manière pratiquement instinctive. La véritable révolution se situe là : cesser de croire en les vertus de la politique partisane et sortir définitivement de la bipolarité mortifère, pouvoir colonial / opposition, pour porter la lutte au sein du peuple, force décisive du changement. Dans le contexte colonial, la lutte armée s’imposait dès lors comme ultime recours à l’échec du réformisme et du nationalisme partisan. Or cette perspective exigeait des militants un niveau d’engagement autrement plus élevé, et plus dangereux. C’est ce qu’explique Lakhdar Bentobbal, et ce qu’illustre parfaitement le parcours de Lamine Khène.
Quand il quitte les bancs de l’Université d’Alger et la résidence de Ben Aknoun, c’est pour rejoindre le maquis du Nord Constantinois où une autre vie l’attend. Un autre combat qui va se prolonger et coller intimement au devenir de son pays. Le livre nous fait découvrir différentes facettes de son parcours pendant et après la guerre de libération nationale. Sans cesse guidé par le sens du devoir et de l’engagement patriotique, Lamine Khène laisse le souvenir d’un militant exemplaire, d’un intellectuel digne et intransigeant, d’un patriote jamais pris en défaut. C’est sans doute cette leçon de vie que ce livre soumet à notre méditation.
Par : Hosni Kitouni