En juin 1913 que Bartók, muni de son phonographe à cylindre de type Edison, a pu se rendre en Algérie pour collecter la musique folklorique de la région de Biskra et les environs, Sidi-Okba, Tolga et El-Kantara. Il en a ramené une collection qui compte près de deux cents mélodies.
Bartok n’a que 32 ans lorsqu’il séjourne à Biskra, mais il a eu le temps de se faire connaître comme le compositeur qui pouvait désenclaver le folklore comme expression populaire et l’agréger à la grande musique. Très tôt, le compositeur avait été saisi par la passion de la recherche et du renouveau, ce que ne laissait pas indiquer sa formation somme toute classique puisqu’elle était placée sous les canons du plus pur académisme.
Bartok, précocement, avait étudié le piano et la composition et sans doute ses aptitudes personnelles le prédisposaient-elles à devenir l’un des acteurs influents de cette véritable révolution culturelle qui faisait sortir la musique dite classique du carcan où elle était figée avec l’apparition de compositeurs aussi novateurs, en ce début de XXe siècle, que Ravel, Satie, Fauré ou Debussy. Les échos de cette insurrection du goût musical ne pouvaient qu’être parvenus aux oreilles de Bartok qui, à Budapest, faisait figure de prodige car son nom était associé à ce bain ambiant de la réforme des esprits. Il avait entamé, avec Zoltan Kodaly, jeune compositeur comme lui, cette quête réformiste entre 1905-1906, alors qu’il n’était que dans la vingtaine.
Un jeune homme aussi brillant ne pouvait pourtant pas se cantonner dans le statut valorisant du virtuose doublé d’un compositeur audacieux. Béla Bartok, en fait, était occupé de la connaissance du génie musical hongrois dont il cherchait les éléments épars et non codifiés dans les chants populaires. Cela le rapprochait de Dvorak et du colossal compositeur norvégien Edvard Grieg qui surent intégrer des pans d’un tel génie national dans leurs symphonies les plus expressives.
Bartok était parfaitement au fait de ces expériences qui réhabilitaient l’expression populaire si fortement marginalisée. Ce souffle, il en cherchera la puissance chez les Hongrois, les Bulgares, mais au-delà de son air, chez les autres peuples du monde, et plus précisément chez les Algériens comme en atteste son étape biskrie.
Biskra, terre d’accueil de l’intelligentsia occidentale
Henri Matisse, André Gide, Béla Bartok… Tous sont venus chercher l’inspiration à Biskra, capitale des hiverneurs, aux portes du Sahara. L’oasis était, à l’époque où il s’y rendit, un passage obligé pour l’intelligentsia occidentale. Ecrivains, peintres et cinéastes s’y bousculaient, Biskra faisant alors office de métropole culturelle.
On peut imaginer que le jeune compositeur hongrois, dont l’esprit était si parfaitement disponible à la compréhension de l’autre, pouvait être séduit par les chants populaires de cette région qui incarnait, pour bien des observateurs non avertis, l’amorce géographique de l’Orient arabe. Béla Bartok y a-t-il plutôt trouvé, lui, des sédiments indo-européens qui participaient des substrats qu’il s’attachait à reconstituer. Son intérêt pour le patrimoine musical algérien se distingue alors de l’entreprise d’un Camille Saint-Saens qui, quelques années plus tôt, s’était abandonné à la fascination de la nouba andalouse. Quelle était toutefois la part restante d’Andalousie dans Biskra visitée, plus que vécue, par Béla Bartok. Le compositeur était, à l’évidence, venu chercher dans l’Oasis, ce qu’il ne doutait pas de pouvoir trouver.
De cette rencontre entre deux formes musicales différentes devaient jaillir les fameux «duos arabes» au charme prenant, étrange et barbare, mais à la technique sans concession magistralement interprétés, depuis par de nombreux orchestres symphoniques du monde entier Ce voyage algérien, s’il a un sens, c’est dans le témoignage qu’il apporte a posteriori, sur le crédit qu’accordait un jeune compositeur aussi indemne de préjugés que l’était Béla Bartok, sur la réalité du patrimoine culturel algérien ; et par conséquent, d’une culture dont les formalisations les plus diverses étaient niées par l’autorité coloniale française.
Une œuvre pour la postérité
En 2006, un cd-rom intitulé « Bartók and Arab Folk Music » a été édité, en version hongroise et anglaise par la Commission nationale hongroise auprès de l’UNESCO. Il contient des enregistrements, écrits, correspondances, études, et manuscrits des transcriptions qui concernent essentiellement les travaux algériens de Bartók. Il est à remarquer que les recherches algériennes de Bartók comptent parmi ses derniers travaux de terrain.
En effet, juste après son voyage en Algérie en 1913, les contextes politiques de la Première Guerre mondiale ne permettaient plus à Bartók de bénéficier des mêmes moyens financiers qu’auparavant. Les enquêtes se raréfiant, Bartòk dut arrêter son activité de chercheur en 1918. En 2007, l’ancien président hongrois, Laszlo Solyom, avait inauguré à Biskra une plaque commémorative sur son séjour dans les Zibans. En 2019, Camel Zekri rend hommage au compositeur, en faisant revivre son parcours en s’inscrivant dans la démarche entreprise par Béla Bartók : « créer en parcourant le monde ». Autour de son œuvre et sur un même plateau, Camel Zekri réunit trois ensembles.
L’ensemble Diwan Chekwa joue ainsi la musique traditionnelle entendue par Béla Bartók à Biskra en 1913. Le Quatuor Béla, lui, nous transporte à Budapest en ces jours de 1915 et 1917 où Bartók composa son Quatuor. Et le Quatuor SOAC, avec son trio de guitares et son saxophone, mêle aux compositions de Camel Zekri l’art électrique et numérique. Ainsi vit la musique du monde à travers le temps
Béla Bartok n’en est certes pas devenu ce qu’il est pour le seul fait d’avoir écouté et recueilli ces chants de la région des Ziban. L’épisode est cependant significatif dans le parcours de cet immense compositeur puisque le fait d’un tel séjour lie son nom à l’Algérie. Comparé à ses collections de musique folklorique hongroise, slovaque et roumaine, « la collection arabe » de Béla Bartók est petite, composée d’environ deux cents mélodies. Son importance, cependant, est disproportionnellement supérieure à sa taille, puisqu’il s’agissait de la première collection de musique folklorique arabe à être enregistrée.
Par : Aly .D