De plus en plus de sites naturels jusque-là préservés de toute présence humaine, subissent une dégradation rapide, victimes d’une exposition soudaine sur les réseaux sociaux. En l’espace de quelques secondes, une vidéo peut transformer un coin isolé en destination à la mode. En Algérie, certaines merveilles longtemps connues des seuls habitants ou de randonneurs avertis – criques reculées de Jijel, cascades du Djurdjura, grottes ou forêts sauvages – se retrouvent projetées sous les projecteurs de TikTok, Instagram ou YouTube. Ce qui était un secret partagé devient, du jour au lendemain, un lieu assiégé.
L’effet boule de neige des réseaux sociaux
La viralité agit comme une loupe : un lieu discret peut être visionné des millions de fois en quelques jours, entraînant un afflux massif de visiteurs. Sur tout le littoral, des criques accessibles uniquement par barque ou sentier discret sont désormais prises d’assaut en été. Dans le Djurdjura, à Tlemcen, à Sétif, à Béjaïa ou à Jijel, des cascades reculées attirent des groupes entiers, souvent mal équipés, séduits par l’image d’un « coin secret ». L’effet est immédiat, et souvent dévastateur.
Trésors naturels sous plastique
Cette popularité soudaine n’est pas sans coût. Sentiers élargis par le piétinement, plantes rares détruites, déchets qui s’accumulent au pied des cascades ou sur les plages… La faune elle-même est perturbée par le bruit et l’agitation. « Depuis que c’est devenu viral, l’endroit n’est plus le même », déplore un habitué de Tikjda. À Jijel, un guide regrette la perte d’authenticité de criques qu’il faisait découvrir à de petits groupes : « Avant, c’était un privilège rare. Aujourd’hui, elles sont bondées et parfois dégradées. »
Attirés par des vidéos promettant authenticité et calme, les visiteurs découvrent souvent foule et pollution. L’expérience recherchée se transforme en déception. Ce paradoxe alimente un cercle vicieux : plus un site se dégrade, plus il perd de son attrait, incitant les créateurs de contenu à dévoiler ailleurs d’autres lieux « vierges »… qui risquent à leur tour de subir le même sort.
Une responsabilité partagée
Si les réseaux sociaux jouent un rôle déclencheur, la responsabilité n’incombe pas uniquement aux influenceurs. Les visiteurs, en suivant aveuglément ces tendances, contribuent eux aussi à la dégradation. Les collectivités locales, quant à elles, peinent à gérer la soudaineté de ces afflux. Sans signalétique, poubelles ni encadrement, les sites n’ont aucune chance de résister. Associations environnementales et habitants réclament des campagnes de sensibilisation pour inverser la tendance.
La mise en valeur de la nature algérienne à travers ces vidéos peut être une opportunité pour le tourisme, mais elle doit s’accompagner de règles strictes. Certaines régions du monde ont déjà dû fermer temporairement des plages ou instaurer des quotas de visiteurs. Promouvoir une pratique responsable – éviter la géolocalisation de sites sensibles, rappeler les gestes de protection, encourager le respect – devient indispensable. Quelques influenceurs adoptent cette ligne éthique, mais ils restent minoritaires face à la course au buzz.
Début de la saison d’hiver
Avec la fin de l’été, la saison touristique prend d’autres directions. Les réseaux sociaux se détournent peu à peu des plages méditerranéennes pour braquer leurs caméras sur le Sahara. La saison touristique d’hiver, qui débute bientôt, attire déjà les regards et promet de nouvelles vidéos de dunes immaculées, de palmeraies verdoyantes et de campements sous les étoiles. Mais, comme pour la côte, l’engouement s’accompagne d’un revers : après avoir laissé leurs traces sur les criques et les forêts, les touristes — et leurs déchets — risquent de se déplacer vers ces espaces encore fragiles. Dans un désert que l’on croit infini et invulnérable, l’accumulation de plastiques, de restes de pique-niques ou de bouteilles abandonnées peut rapidement ternir l’image d’un patrimoine naturel unique, et fragiliser un écosystème que l’aridité rend d’autant plus sensible.
Faut-il garder le secret ?
La visibilité n’est pas neutre : elle transforme les paysages et conditionne leur avenir. Faut-il continuer à révéler ces lieux au risque de les voir disparaître, ou les préserver en silence ? La question dépasse la simple viralité : elle interroge notre rapport collectif à la nature. En rendant accessibles à tous des espaces fragiles, les réseaux sociaux accélèrent une forme d’appropriation qui ne laisse pas le temps aux écosystèmes de se régénérer. Les forêts, criques ou cascades ne sont pas de simples décors de carte postale : ce sont des milieux vivants dont l’équilibre repose sur une discrétion parfois vitale.
Dans un monde saturé d’images, la discrétion pourrait bien être le dernier acte de protection. Ne pas géolocaliser un lieu, résister à la tentation de la vidéo spectaculaire, ou choisir de mettre en avant des sites déjà équipés pour accueillir le public, sont autant de gestes simples qui peuvent préserver des trésors naturels.
Préserver la beauté de ces sites, c’est peut-être apprendre à ne pas toujours les montrer, mais aussi transmettre une autre valeur aux générations futures : celle du respect silencieux et de la contemplation. Car protéger, aujourd’hui, c’est aussi accepter de garder pour soi une part de secret.
Par : Aly D