Il y a 59 ans, le 22 août 1964, disparaissait à Genève, l’un des plus importants mécènes de la Révolution algérienne au Maroc. Il s’appelait Mohamed Khattab El Fergani. Une mort qui reste à ce jour une énigme d’autant que déjà en 1961, des informations ont circulé sur de funestes projets de l’O.A.S. En effet, dans son édition du 12 septembre 1961, le journal suisse L’impartial avait évoqué les menaces qui pesaient sur Khattab en écrivant «Devant la chambre d’accusation, à Genève, a comparu J.-L.P., le mystérieux personnage qui avait été arrêté à Genève au début du mois d’août alors qu’il se trouvait à proximité du lieu de résidence de M. Khattab, personnalité maghrébine très en vue, qui avait été menacée par l’Organisation de l’Armée secrète, la fameuse O.A.S. J.-L.P. avait déclaré, au moment de son arrestation, être membre de l’O.A.S.» Quant à Farouk Benatia, auteur du livre «Si Mohamed Khattab, précurseur du Maghreb», dira qu’il «a été empoisonné à la sortie d’un restaurant.»
D’El-Milia…au Maroc
Né le 30 octobre 1904 à Béni Fergane, dans la commune d’El Milia (wilaya de Jijel), il y apprendra la langue arabe et le Coran avant de rejoindre l’école de la même localité. Après avoir travaillé, ici et là, il rejoindra dans les années 20, son frère aîné Rabah, déjà établi au Maroc. Travaillant dans une exploitation agricole, il arrive à l’acquérir avec des facilités de paiement, après sa faillite. C’est le début d’une exploitation fructueuse qui sera à l’origine de l’évolution de sa fortune. S’il a su évoluer dans les affaires, il a aussi élargi ses centres d’intérêts comme en témoigne cheikh Bachir Ibrahimi dans son tome 2 de l’ouvrage «Œuvres de l’Imam Mohamed Bachir Ibrahimi» préparé et présenté par son fils, le Dr Ahmed Taleb-Ibrahimi, où l’on lira que «Cet homme est l’un des fils de l’Algérie qui ont relevé la tête du pays. (…)
Le journal Al Bassaïr ne loue personne, sauf lorsque la louange est une propagande pour suivre le bon exemple et suivre son exemple, et il ne loue que pour un acte lié à son principe religieux ou qui le soutient.» Lors d’une visite à El Milia en 1948, il est contacté par le cheikh Mohamed Salah Ben Atik qui s’est plaint de la fermeture par l’administration coloniale de l’école Ettahdib d’El Milia. Mohamed Khattab a directement réagi en l’argent nécessaire pour acheter une propriété de 2250 m2 au profit de l’association des Ulémas, dont l’acte d’achat a été établi le 21 mai 1948. La construction est lancée pour devenir une annexe de l’Institut Benbadis de Constantine, et l’école Mohamed Khattab est inaugurée par Cheikh Bachir Ibrahimi en 1952.
Interrogé par le quotidien Echourouk en août 2020, le Dr Seif El Islam Bouflaka dira que l’auteur de Kassaman, Moufdi Zakaria le considérait comme un «Héros de l’agriculture, imam des bienfaiteurs», tandis que le moudjahid Sâad Dahlab l’a décrit comme «le plus grand serviteur de la nation algérienne au Maroc, et il était fidèle à son pays dans l’esprit et dans le corps. Il a mis toutes les capacités dont il disposait au service de la libération du Maghreb arabe”, et il est souvent intervenu pour servir l’Armée de libération nationale et le Gouvernement provisoire de la République algérienne.»
Le ‘’couteau Suisse’’ de la révolution
Invité en mars 2021 par la bibliothèque principale de Jijel, le moudjahid et universitaire Amar Bouhouche, qui a fait sa première scolarité dans l’école construite par Mohamed Khattab à El Milia, témoignera que «c’était un grand mécène de la Révolution algérienne, qui est aussi derrière l’entrée de Boussouf dans le monde du commerce après l’indépendance.» L’importance de Mohamed Khattab est relevée en 1959, par Le Roy, chargé d’affaires de France à Rabat, qui a écrit le 24 novembre au ministère des Affaires étrangères que «Le 15 novembre, M, Abdelkader Bendjelloun, ancien ministre des Finances P.D .I . a interrogé un informateur de nos services sur les conditions dans lesquelles un personnage important de l’organisation du F.L.N. au Maroc pourrait se rendre à Paris, en vue de se renseigner sur les conditions dans lesquelles pourrait être reçue éventuellement une délégation du G.P.R.A.» La lettre cataloguée «Sans diffusion» ajoute que «Deux jours plus tard, M. Bendjelloun faisait savoir à l’informateur qu’il s’agissait de M. Mohamed Khattab Fergani, financier algérien résidant à Rabat, personnellement lié à Ferhat Abbas, avec qui il est rentré de Tanger lors du dernier séjour à Rabat du président du G.P.R.A. et qu’il a accompagné à Tunis.»
Sensible à la situation des musulmans et des maghrébins colonisés, il sera désigné président d’honneur du bureau fédéral à l’issue du Congrès des Algériens musulmans tenu au Maroc en mai 1949. Réservant un petit coin à la «Vie musulmane», le journal Le Petit Marocain du 13 juillet 1950, écrira à propos de ce personnage : «S’il y a des gens qui mettent à profit la période des chaleurs pour aller goûter à la fraîcheur des bords de Seine, il y en a d’autres qui savent faire d’une pierre deux coups. C’est le cas de Si Mohamed Khattab, envolé hier vers Paris où l’appelle la conclusion de grosses affaires. Si Mohamed Khattab est un colon très connu et fort estimé dans la région du Gharb où il possède de grands domaines agricoles.» Le même journal annoncera dans son édition du 18 décembre 1950, la promotion de Si Mohamed Khattab au titre de Commandeur du Nicham Iftikhar (Ordre de la Fierté) par le Bey de Tunis. Amin Samy l’auteur de l’article paru dans le coin «La Vie Musulmane», écrira que «S.A., le Bey de Tunis lui-même vient récompenser une longue activité déployée par le récipiendaire en faveur des œuvres de bienfaisance.»
Le sociologue Hassan Remaoun de l’université d’Oran, écrira pour sa part, que «Mustapha Bouabdellah et Mohamed Khattab (…) sont parmi les principaux pourvoyeurs en fonds et en moyens logistiques des Armées de libération des deux pays, notamment les bases installées dans le Rif et le Maroc oriental.» Le Dr Bouflaka rapportera aussi ce que Houari Boumediene a dit à propos de ce mécène: «L’Algérie te reconnaîtra à jamais pour ce que tu as donné pour elle ; le peuple algérien n’oubliera jamais…» Qui se souvient encore de Si Mohamed Khattab El Fergani?
Par : Fodil S.