Réunissant le commandement de son état-major en janvier 1959 dans le cadre de son plan lancé en Algérie, le général Challe s’adressa, à la fin de la réunion, à un colonel de son armée du nom de Roger Trinquier, l’informant qu’il allait lui donner un secteur difficile. «El Milia», lui lança-t-il. C’est dans cette ville du nord constantinois que ce sinistre général voulait terminer la guerre que ses troupes coloniales livraient au peuple algérien depuis déjà près de cinq ans.
«Quand ce secteur sera pacifié, la guerre sera terminée», signifia-t-il encore à son colonel. Il rappela que, récemment, lors d’un grand ratissage mené dans la région, les troupes françaises n’avaient pu récupérer qu’un fusil de chasse et un mulet. «C’est ridicule», s’éleva-t-il. A son arrivée à son nouveau poste d’affectation à El Milia, le non moins sinistre colonel Trinquier ne tarda pas à se rendre compte que toute la population d’El Milia est engagée dans la bataille de libération.
C’est lui-même qui l’avoua dans ses mémoires consacrés à cette ville, qui n’était autre qu’un des grands fiefs du nord constantinois de la guerre de libération nationale. Après l’indépendance, le non de ce colonel à la sinistre réputation est resté dans la mémoire de la population locale de par les crimes et les atrocités commises sous ses ordres pour faire soumettre ce fief de la lutte armée à l’ordre militaire de l’occupation coloniale. Sauf qu’il était sans compter avec l’engagement total des populations de la région d’El Milia, qui, massivement, avaient pris fait et cause pour la noble cause de l’indépendance nationale.
El Milia, «le royaume des Fellagas»
Ce bref rappel historique des sacrifices de cette région n’est, en fait, qu’une tranche de l’histoire glorieuse du «royaume des Fellagas», le nom donné par Trinquier à El Milia, une ville aujourd’hui contrariée dans son destin. Si ces sacrifices restent vivaces dans la mémoire locale, c’est parce qu’à El Milia, il y a dans chaque famille un membre ou un proche tombé au champ d’honneur. Jusqu’à ce jour, chaque famille raconte l’héroïsme d’un père, d’un frère ou d’un cousin, morts les armes à la main pour défendre la patrie. Chef-lieu d’une agglomération qui a pris une envergure industrielle par les installations de Bellara, ce royaume de la résistance à l’ordre colonial tente, aujourd’hui, de sortir difficilement d’une situation de détresse.
De prime abord, son urbanisme anarchique l’a précipité dans un chaos total, faisant d’elle une banale agglomération à la réputation de ville ingérable. Pourtant, elle aurait pu aspirer à un destin meilleur. Pourquoi pas à un pôle de rayonnement et de développement sur tous les plans de par les multiples opportunités qu’elle réunit? À commencer par le potentiel de ce passé historique et son facteur humain, ajoutés à un terrain économiquement fertile. Si elle a bénéficié de tous les égards depuis l’indépendance du pays à laquelle elle a grandement contribué grâce aux sacrifices de ses enfants, cette cité aux allures d’une ville fantôme n’inspire aujourd’hui que regret et désolation. Abîmée de bout en bout, elle tente difficilement de se relever.
Les budgets colossaux successifs qui lui ont été réservés, notamment au cours des dernières années, n’ont rien pu faire face à son irrémédiable dégradation. Alors qu’une énième opération lancée pour une enveloppe avoisinant les 70 milliards de centimes est engagée pour son aménagement suite aux dégâts qui lui ont été causés par tant de gabegie dans la gestion de ses affaires, la situation ne semble point s’arranger. Avec le temps, El Milia est devenue une ville qui n’a pas bonne presse auprès de ses habitants. Ni même auprès de ses visiteurs. «Elle n’est plus qu’un cauchemar et un fardeau pour ceux qui l’habitent», se lamente le commun des habitants.
Le coup de gueule d’un visiteur
Dans un énième coup de gueule d’un de ses visiteurs, Achène Boucha, qui n’est autre qu’un universitaire natif de la région de l’ancienne grande daïra d’El Milia, est surpris de l’état lamentable de cette ville. L’homme, qui n’en revenait pas de ce qu’il a vu, est un familier de cette cité jadis verdoyante et dégageant les senteurs parfumés de ses jardins. Abasourdi, il étale son choc dans un post sur sa page Facebook, résumant la triste situation dont il a été témoin en des mots frisant le sarcasme : «Et on vous demande les nouvelles d’El Milia, la capitale du royaume des Fellagas, cauchemar du Général De gaulle et cimetière des milliers de Martyrs!».
Ayant une formation universitaire acquise en Algérie et à l’étranger, l’auteur de ce post n’est autre qu’un chercheur dans un centre en économie qui a enseigné en Algérie avant de partir s’installer en Angleterre. Il lâche encore : «La ville de l’une des grandes usines industrielles en Algérie et une centrale électrique à Bellara avec des revenus en millions de dollars… et des fumées, de la gadoue et des trous». Évoquant une préoccupation écologique, l’infortuné visiteur de cette ville fantôme regrette que ces industries n’aient pas d’impact sur le développement local. Son écrit résume encore une situation de détresse, la décrivant comme «une catastrophe avec des constructions et des gens désorientés prise par les préoccupations de la vie et la cherté des prix». Cet intellectuel dénonce «un grand échec dans le développement, dans les services et l’économie».
Avant de s’interroger : «Où est l’issue?». Pour ce visiteur de cette pitoyable ville, «la question est adressée au citoyen habitant cette ville, au responsable dans son bureau, à la wilaya et à l’administration centrale». Il écrit encore et rappelle qu’El Milia «a une histoire glorieuse, œuvre d’hommes courageux qui sont partis. Ils avaient du courage, de la patience, de la discipline et de la diligence». Poursuivant son récit pathétique, cet universitaire confesse, qu’après s’être promené dans les rues de la ville et présenté le salut d’honneur à la mémoire du Martyr, symbole de la ville, Saidani Mohamed est reparti, peiné de ce déplacement. «Avec un millier d’interrogations relatives à l’histoire de cette région des Ouled Aidoune, connue par ses multiples révoltes contre les injustices coloniales», commente-t-il.
Situation préoccupante
Ce récit saisissant n’est en réalité qu’un bref résumé d’une situation préoccupante à plus d’un égard. Alors que les travaux pour réparer les routes et les trottoirs des dégâts qu’ils ont subis battent leur plein, cette ville, qui continue d’assister à la dégradation de ses infrastructures, offre plus que jamais un visage de répugnance. Elle renvoie l’image d’un état de dégradation qui n’a pas cessé de s’aggraver au fil du temps. Les multiples et consistants budgets octroyés pour son développement et l’aménagement des cités d’habitation, qui ont poussé dans un urbanisme chaotique autour d’elle, n’ont pas réussi à changer ce triste état. La gabegie et les malfaçons ont eu raison des projets lancés.
L’argent public investi est parti dans le carrelage qu’on enlève aujourd’hui des trottoirs, telle la croute d’une plaie qui ne se cicatrise pas. L’aménagement des routes et l’éclairage public n’ont servi qu’à grever le budget communal sans un réel impact sur une situation noircie par tant de gabegie. L’obscurité est totale dans la ville et sa périphérie, en dépit des montants investis dans l’installation de lampadaires toujours en panne. L’anarchie est au rendez-vous, accentuant la dégradation du cadre de vie des citoyens vivant ce contexte telle une fatalité dont ils n’arrivent pas à se départir. Le désordre et l’anarchie sont omniprésents dans cette ville, livrée aux caprices des marchands illégaux, squattant routes et trottoirs, alors que des marchés sont fermés.
Pendant ce temps, le citoyen continue de broyer le pain noir de son triste quotidien. Il endure le mépris que lui affiche la gouvernance locale, peu encline à intervenir pour agir et changer cette situation. Ainsi, circuler en ville, à El Milia, est devenu un véritable cauchemar. «Posséder un véhicule est une chance et un confort. Mais, à El Milia, en disposer est un cauchemar», peste-t-on avec un sentiment de frustration. La frustration est à son comble pour les habitants, qui ne peuvent plus circuler en ville depuis des années, soit bien avant que le réseau routier ne soit totalement anéanti par ces travaux. Au même moment, les commerçants sont en détresse après avoir perdu leurs clients, ne pouvant plus atteindre la ville. Autant dire qu’au moment où les opérations d’aménagement se poursuivent sous l’œil impatient de citoyens qui se hâtent à les voir s’achever, les intempéries risquent de prolonger ce calvaire qui s’éternise.
En attendant des jours meilleurs, une seule et même question est sur toutes les lèvres: pourquoi et comment est-on arrivé là? Sauf qu’il faut rappeler que de multiples travaux d’amélioration urbaine et de réfection des rues et des trottoirs ont, par le passé, été lancés pour aboutir au résultat de cette ville abîmée!
Par : Amor Z