Il y a 38 ans, le 24 décembre 1985, disparaissait le Premier président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), Ferhat Mekki Abbas, moins d’une année après s’être vu attribuer la médaille de résistant par le Président Chadli Bendjedid. Parler de Ferhat Abbas demeure toujours un acte difficile tant le personnage reste unique dans son évolution politique, controversé pour certains, visionnaire pour d’autres, ou encore réduit, juste à chanter la palinodie.
Né à Bouafroun dans l’actuelle commune de Chahna (wilaya de Jijel), le 24 août 1899, Ferhat Abbas a connu ses premiers bancs d’école à Taher puis à Jijel. Il rejoindra par la suite Philippeville (Skikda), puis Constantine où il obtint son baccalauréat en 1921. Après deux années de service militaire, il s’inscrit à la faculté mixte de médecine et de pharmacie d’Alger, pour poursuivre des études pharmaceutiques.
Benjamin Stora et Zakia Daoud y verront en lui «une utopie algérienne», alors que Leila Benmansour qualifiera «d’injustice» dans son ouvrage éponyme, le sort réservé à Ferhat Abbas que certains ont voulu jeter dans l’oubli. Il avait cru dans un premier temps à l’Algérie française, de hisser les indigènes au statut de citoyens français à part entière. Beaucoup ne retiendront que son fameux texte publié dans l’Entente franco-musulmane de février 1936 dans lequel il affirmait : «Si j’avais découvert la «Nation Algérienne», je serais nationaliste et je n’en rougirais pas comme d’un crime», ne manquant pas d’avertir quelques lignes plus loin : «Ne l’oublions pas, sans l’émancipation des Indigènes, il n’y a pas d’Algérie française durable.»
Mais, après avoir milité pour l’émancipation des Algériens par l’exercice de la pleine citoyenneté française, dès le 10 février 1943, le ton prend une nouvelle tournure avec la publication par Ferhat Abbas du Manifeste du peuple algérien, signé par 28 élus musulmans. Le texte qui condamnait la colonisation avertissait que «l’heure est passée où un Musulman algérien demandera autre chose que d’être un Algérien musulman». Et rappellera plus loin que, face aux 830.000 citoyens français exerçant la pleine souveraineté, l’Algérie musulmane comptait «8.500.000 arabo-berbères définis par le sénatus-consulte de 1865 ”Indigènes musulmans sujets français» et maintenus à l’état de vaincus et d’assujettis.»
Le manifeste conclu avec la demande du peuple algérien «dès aujourd’hui» avec entre autres, «la condamnation et l’abolition de la colonisation, la dotation de l’Algérie d’une Constitution propre, la reconnaissance de la langue arabe comme langue officielle au même titre que la langue française, l’instruction gratuite et obligatoire, la liberté de culte, la libération de tous les condamnés et internés politiques.»
Rapportant une conférence de presse tenue à Paris, le lundi 7 octobre 1946, Alger Républicain écrit que Ferhat Abbas considérait «Le projet gouvernemental adopté par l’Assemblée, n’est pas autre chose que la consécration, dans le texte constitutionnel, du statu quo. Il réaffirme la thèse qui consiste à faire administrer directement, et sans le consulter, l’autochtone par le pouvoir central. Ainsi, le gouvernement n’a pas voulu tirer une leçon, ni du bouleversement qu’a apporté la guerre dans les esprits, ni de l’évolution inéluctable des peuples d’outre-mer.»
Relatant le discours de Ferhat Abbas lors d’un meeting à Djidjelli (Jijel) en mai 1955, Jacques Simon rapportera que «Depuis le 1er novembre, nous connaissons des événements très graves. Il y a ceux que le colonialisme a appelé des hors-la-loi. Eh bien, c’est le régime colonial qui a défié la loi, c’est le régime colonial qui a bafoué les droits que la France républicaine a accordés aux Algériens musulmans. Et aujourd’hui, on vient nous dire qu’il y a des hors-la- loi ? Les hors-la-loi, ce sont les préfets, ce sont les maires, ce sont les administrateurs des communes mixtes!»
Ferhat Abbas conclura son intervention par un avertissement : «L’UDMA (Union démocratique du manifeste algérien, ndlr) s’adresse au gouvernement français pour lui dire ceci : «Tant que vous continuerez à proclamer que l’Algérie est française, nous répliquerons quant à nous, l’Algérie est arabe! Si le gouvernement français change son affirmation, alors lui et nous commencerons à proclamer la même vérité : l’Algérie est algérienne!»
René Mayer, un des tenants de l’Algérie française, plusieurs fois ministre, et même Président du conseil, pendant 4 mois et 13 jours, répliquera en accusant, sur les colonnes de l’Écho d’Alger du 10 mai 1955, Ferhat Abbas et l’UDMA d’appeler la population musulmane à la dissidence. Pour sa part, Ferhat Abbas, dans une protestation énergique adressée par télégramme à René Meyer, écrira : «Le terrorisme n’existe que parce que depuis huit ans les potentats algériens ne connaissent d’autres lois que celles de leurs intérêts égoïstes et de leur appétit. Stop. La dignité de notre peuple bafoué et la loi française violée ne pouvaient nous conduire qu’aux événements actuels. Vous avez été l’un de ceux qui ont couvert cette politique comme député, garde des Sceaux et président du Conseil. Votre responsabilité est autrement engagée que la nôtre.»
Le 25 octobre 1980, questionné par le journaliste Georges Bortoli sur la chaîne de télévision française Antenne 2 à propos du 1er Novembre 1954, il dira qu’il n’était pas au courant, mais toute l’Algérie, l’opinion publique était amertume Et d’ajouter, que «le trucage des élections, la non-application du statut qui nous avait été cependant octroyé par la France avait accumulé tant d’amertume et de colère que le 1er novembre était à l’horizon.»
Relancé sur le déclenchement de l’insurrection, il répondra à propos des gens du FLN «qu’ils ont raison, mais c’est un drame. C’est un drame parce que j’avais le sentiment que la colonisation ne cédera rien, que la grosse colonisation et son lobby à Paris étaient d’une puissance telle que la France ne pouvait rien faire. Nous étions arrivés à un tournant où il fallait prendre une autre route.»
La fin du mois de mai 1955, il reçoit chez lui Abane Ramdane et le colonel Ouamrane qui l’ont convaincu de rejoindre la Révolution, et l’ont même, à sa demande, autorisé à tenter de prendre parole avec les autorités françaises. «J’ai vu Edgar Faure, le président (du Conseil ndlr), j’ai vu toute la représentation des colons, Jacques Chevalier, Borgeaud» pour, finalement, déduire que «tout le monde me donnait raison, mais personne ne m’a suivi dans ce que j’ai proposé.»
Craignant, dira Lakhdar Bentobbal dans ses mémoires, que «Krim ne prenne la présidence (…) et qu’on aurait fait de lui un président réel» où «seul l’ennemi en tirerait profit», «j’ai donc proposé la candidature de Abbas à la présidence». Et d’ajouter que, «sa candidature serait tactiquement très efficace.»
Et c’est ainsi que Ferhat Abbas annonce le 19 septembre 1958, la création du Gouvernement provisoire de la révolution algérienne (GPRA) qu’il présidera jusqu’au 8 août 1961. Élu député de Sétif à l’Assemblée nationale constituante (ANC) en septembre 1962, il sera aussi élu pour présider cette Assemblée. L’intrusion de Ben Bella et du bureau politique du FLN dans le travail de l’ANC, le pousse à démissionner en août 1963, pour rejeter le projet de Constitution concoctée au cinéma Le Majestic (actuel Atlas), et approuvé par les cadres du FLN.
Ce qui fera dire à Ferhat Abbas, qu’une Constitution «est une chose trop sérieuse pour qu’on aille la prostituer dans une salle de cinéma», et de regretter que «les représentant du peuple sont de simples figurants.» Emprisonné par les Français durant la colonisation, il le sera aussi sous Ben Bella puis par Boumediene, d’où sa conclusion: «C’est à croire qu’on a toujours tort d’avoir raison.»
Par : Fodil S.